Le vêtement évoque une boîte de peinture qui aurait explosé sur un maillot de football, avec des rouges, des bleus et des jaunes vifs qui jaillissent du coton. Le porter en public attirerait certainement des regards, mais pas ceux de l’IA. En effet, le t-shirt que je porte est le dernier prototype de Cap_able design, un studio de mode italien qui produit des vêtements conçus pour déjouer les technologies de surveillance.

La vidéosurveillance améliorée par l’intelligence artificielle a connu une croissance fulgurante ces dernières années, et devrait passer d’un chiffre d’affaires de 3,90 milliards de dollars en 2024 à 12,46 milliards de dollars d’ici 2030. Alors que les capacités et la portée de cette technologie continuent de s’étendre à l’échelle mondiale, des créateurs individuels et des start-ups comme Cap_able se consacrent à aider les gens à trouver au moins un autre moyen de résister : la mode.

La fondatrice et PDG de Cap_able, Rachele Didero, s’est lancée dans le développement d’une mode anti-surveillance en 2019, alors qu’elle étudiait au Fashion Institute of Technology de New York. Elle explique avoir pris conscience de la prolifération des caméras biométriques dans la ville et avoir demandé à un ami informaticien de l’aider à trouver une solution.

« Le problème avec la technologie [de surveillance], c’est que les citoyens n’ont pas la possibilité de s’en exclure dans le monde réel », a-t-elle déclaré. « Dans l’espace numérique, nous pouvons accepter ou refuser les cookies. Dans le monde réel, nous n’avons pas cette option. Nous voulions créer cette protection physique qui permettrait aux citoyens de donner leur consentement, ou non. »

Les vêtements Cap_able sont conçus pour être réversibles, afin que l’utilisateur puisse choisir, lorsqu’il s’habille le matin, s’il souhaite être détecté par l’IA ou non.

Les systèmes de reconnaissance visuelle basés sur l’IA sont entraînés à partir d’énormes ensembles de données afin de reconnaître différentes catégories d’images. Des images adverses (des pixels qui altèrent la capacité de l’ordinateur à reconnaître ces images) ont été développées au fil des ans par divers chercheurs universitaires et entreprises. Le nouveau procédé breveté par Cap_able développe de manière algorithmique des motifs adverses, créant ainsi un « camouflage IA » qui trompe les systèmes de visualisation par ordinateur. Cap_able traduit ensuite ces caractéristiques numériques adverses en structures tricotées grâce à un système d’ingénierie textile qui respecte certaines contraintes, notamment la jauge, le comportement du fil, la structure jacquard et les limitations de couleur.

Les mailles sont moins extensibles que celles d’un pull vintage classique : elles ont été conçues pour offrir moins de souplesse au tissu afin de ne pas altérer la technologie. Lorsque ces motifs adverses sont transposés sur le tissu, ils peuvent réduire la fiabilité de la classification de l’IA ou la pousser vers des catégories erronées. C’est comme si l’on embuait l’objectif d’un appareil photo alors qu’il tente de faire la mise au point sur un objet.

Aujourd’hui, l’entreprise commercialise neuf vêtements différents, dont des pulls, des chemises, des robes et des pantalons, avec ses designs brevetés, à des prix allant de 127 € à 670 €, et d’autres produits sont en cours de développement. Cap_able confectionne le produit final en collaboration avec une entreprise italienne spécialisée dans le tissage, en utilisant des matériaux de haute qualité. La qualité des produits est évidente : ils ont un aspect et un toucher haut de gamme. Et en plus, ils donnent l’air branché. Le fait de porter le pull multicolore de Cap_able, conçu pour tromper les ordinateurs et leur faire identifier un chien, a suscité des commentaires de la part d’inconnus, dont une personne qui m’a complimentée sur mon « pull chien », ce qui donne à penser que les imprimés peuvent également tromper les humains.

« L’intelligence artificielle étant de plus en plus liée à la biométrie, les réglementations qui nous protègent sont rares », a déclaré Mme Didero. « Nous vivons dans un monde où chacun de nos gestes est identifié et enregistré, et il est très important de sensibiliser davantage le public et de renforcer la protection. »

La surveillance assistée par l’IA est de plus en plus populaire partout. À Paris, où je vis, des centaines de caméras de surveillance dotées de fonctionnalités d’IA scrutent les foules afin de détecter les colis abandonnés, les armes et autres risques potentiels liés au terrorisme. Cette mesure, mise en place dans le cadre des Jeux olympiques de 2024, a été qualifiée par l’Oxford Human Rights Hub de « menace pour la vie privée et les libertés civiles ».

La ville de Londres a utilisé des caméras mobiles de reconnaissance faciale fixées sur des voitures pour rechercher des individus impliqués dans des actes criminels, analysant environ 4,7 millions de visages au cours de l’année. Aux États-Unis, les forces de police utilisent de plus en plus des caméras équipées de fonctionnalités d’intelligence artificielle pour émettre des alertes en temps réel et détecter des suspects. Le Government Accountability Office américain a publié un rapport identifiant sept agences utilisant ces méthodes en 2024.

Face à l’omniprésence croissante des technologies de surveillance, des entreprises telles que Cap_able trouvent de plus en plus de clients. Mme Didero a déclaré avoir constaté une augmentation des ventes ces dernières années, qu’elle explique par l’essor de l’IA et la prise de conscience croissante du public quant à ses dangers.

Cap_able n’est pas seul à proposer ce type de vêtements. Nothing Personal a décidé de tester d’autres marques, notamment AntiAI Clothing, Yelo Pomelo, Cap_able Design, Oogaly et RiotAssembly. J’ai sorti les vêtements de leurs boîtes respectives et j’ai été émerveillé par la variété des couleurs et des motifs susceptibles de tromper l’IA. Les vêtements d’AntiAI comprenaient plusieurs t-shirts, notamment un motif pixelisé noir et blanc, un motif ressemblant à une photo floue et colorée, et un motif psychédélique multicolore. Certains étaient voyants et, honnêtement, ne correspondaient pas à mes goûts vestimentaires, tandis que d’autres étaient étonnamment faciles à porter et pouvaient facilement devenir des incontournables de ma garde-robe.

Les sceptiques de la mode anti-surveillance ont constaté que les algorithmes très variés et en constante évolution peuvent rapidement rendre moins efficaces les modèles adverses qui fonctionnaient auparavant. Par exemple, Adam Harvey, technologue basé à Berlin, a développé plusieurs projets qui sont devenus moins efficaces quelques années plus tard. Comme il l’a indiqué sur son site web : « Le camouflage, en général, doit être considéré comme temporaire, mais surtout le camouflage technique qui fait face à des algorithmes en constante évolution ».

Selon Mme Didero, Cap_able teste ses produits à l’aide d’un algorithme de détection d’objets largement utilisé appelé YOLO (You Only Look Once), qui est généralement considéré comme l’identifiant le plus rapide et le plus précis. Tyler Brownell, fondateur d’AntiAI Fashion, teste l’efficacité de ses produits à l’aide de l’API TensorFlow de Google, un réseau neuronal open source formé à la détection de différents types d’objets, y compris les êtres humains.

Brownell, diplômé en informatique, explique être tombé dans le puits sans fond de la protection de la vie privée vers 2022. Peu après, il a commencé à créer des produits intégrant des motifs adverses modifiés qu’il avait trouvés en ligne. De nombreux vêtements anti-surveillance étant hors de prix, il a créé sa propre entreprise et s’est mis à développer ses propres motifs. Aujourd’hui, AntiAI Fashion propose 44 produits sur son site web, le prix de l’article le plus cher étant un pull à capuche à 83 dollars, et a expédié plus de 7 000 commandes. Il a constaté une augmentation de l’intérêt des clients ces dernières années, en particulier sur le marché européen.

Brownell reconnaît que depuis qu’il a lancé son projet il y a trois ans, les algorithmes sont devenus plus difficiles à tromper. Son objectif, dit-il, est de créer « un vêtement valorisant, conçu dans un but précis », tout en précisant qu’il « ne prétend pas que cela fonctionnera toujours ».

Les réseaux sociaux et les courtiers en données collectent d’énormes quantités d’informations en ligne sur nos activités, nos déplacements et nos relations. Des entreprises telles que Palantir intègrent ces données et bien d’autres encore dans ce que l’ACLU appelle un « dossier centralisé sur chaque individu », stockant de manière permanente des profils numériques complets qui permettent de suivre les personnes à travers leurs actions et leurs déplacements, plutôt que de se limiter à une identification biométrique qui peut être masquée par le motif d’une chemise.

« La progression de la société implique certains coûts : nous n’avons jamais vraiment signé de contrat social dans lequel nous acceptions la surveillance et le suivi de masse », a déclaré M. Brownell. « Les gens ont droit à la vie privée et à l’anonymat. »

Les détracteurs de la mode contestataire affirment que, compte tenu de la complexité et de l’étendue du système de surveillance, la mode anti-surveillance est plus efficace pour sensibiliser le public que pour changer réellement le statu quo. Dans son article sur le sujet, le chercheur Torin Monahan suggère que ces vêtements représentent une « esthétisation de la résistance ». Il ajoute que les groupes marginalisés vivent la surveillance différemment et seront donc affectés différemment par les efforts de résistance individuels.

« Nous ne sommes pas tous exposés de la même manière à la surveillance : certaines personnes y sont beaucoup plus exposées que d’autres », a-t-il déclaré.

Un tel ciblage peut avoir un impact plus prononcé sur les groupes minoritaires faisant l’objet d’une surveillance plus étroite.

Une autre évolution qui complique le déploiement de ces technologies est la multiplication des mesures anti-surveillance désormais adoptées par l’État, comme la tactique de plus en plus courante des agents de l’ICE qui dissimulent leur visage lorsqu’ils procèdent à des arrestations. En d’autres termes, la mode anti-surveillance et son impact sont nécessairement complexifiés par l’identité de ceux qui en font usage et par les technologies en constante évolution qui façonnent son développement.

« D’un point de vue pratique, je ne pense pas que ces technologies soient très efficaces pour changer les rapports de force dans la société », a déclaré M. Monahan. « Mais en tant qu’exercices de sensibilisation ou de prise de conscience, je pense qu’elles ont leur utilité. »

Les développeurs, les clients et les défenseurs de la mode anti-surveillance citent la sensibilisation comme un élément central de leur passion pour ces produits. Andrew McGregor, artiste et chercheur basé à Los Angeles, m’a rejoint en octobre par vidéoconférence, arborant fièrement un pull Cap_able qu’il a acheté il y a environ un an.

« La vie privée est un droit humain, et nous venons d’y renoncer », a-t-il déclaré. « Nous sommes nombreux à penser que nous ne pouvons rien y faire, mais pour moi, ce type de technologie est une façon de dire que même si ces voyous sont en train de gagner, je continue de défendre mes droits. »

McGregor a déclaré qu’il ne comptait pas uniquement sur un pull pour éviter d’être repéré dans des « situations à risque », mais qu’au quotidien, il estime que cela lui permet de ne pas oublier l’importance de la vie privée.

« Lorsque vous portez l’un de ces pulls, vous avez l’impression d’être en quelque sorte camouflé, et vous commencez à remarquer davantage les caméras qui vous entourent », a-t-il déclaré. « Cela me fait prendre conscience de la fréquence à laquelle je suis épié. »

Selon lui, les conversations que suscitent ses vêtements Cap_able sont peut-être encore plus importantes pour lui que leur capacité à remplir leur fonction. Il porte son pull plusieurs fois par semaine et transforme souvent les compliments sur ses vêtements en discussions avec les gens sur la surveillance. En d’autres termes, il porte ce pull non pas pour éviter d’être détecté par l’IA, mais pour être vu par les personnes qu’il pourrait sensibiliser.

« Il y a une symbolique derrière cela, c’est comme une mesure de santé publique », a-t-il déclaré. « Lorsque je peux sensibiliser les gens tout en portant ces vêtements, j’ai l’impression de contribuer réellement à réduire les dommages. Pour moi, c’est une façon de retrouver notre humanité. »